Accès à l’information et au savoir en ligne - faire avancer les droits humains et la démocratie
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L’information et le savoir sont des facteurs essentiels du développement humain. L’économie du savoir dans la quelle nous vivons, le pouvoir émotionnel et financier que les technologies de l’information et de la communication (TIC) exercent sur nos vies nous le rappellent constamment. Comme l’a dit le philosophe Francis Bacon, « Scientia potentia est » – Savoir c’est pouvoir. Les mouvements pour l’accès au savoir et le droit à l’information prennent leur origine dans cette idée simple et déjà ancienne. Malgré la richesse de son histoire et l’acceptation générale de cette notion, le droit au savoir n’est pas accordé partout et sur l’internet, il donne lieu à une lutte particulièrement âpre dans bien des régions du monde[1].
Information, savoir et accès sont des termes qui ont de multiples sens. Même s’ils constituent un objectif ambitieux que cherchent à atteindre des acteurs disparates dans le monde, il vaut la peine de voir comment ces termes s’interprètent les uns par rapport aux autres[2].
L’« information » dans ce contexte renvoie généralement aux documents des gouvernements et des institutions. Il est donc essentiel d’avoir une législation qui prescrit une plus grande transparence. Le premier exemple de ce genre de loi a été adoptée en Suède dès le 18è siècle, alors qu’il a fallu attendre 2000 et 2005 respectivement pour qu’elles le soient dans des pays comme l’Afrique du Sud et l’Inde. La liberté de l’information et le pouvoir ainsi donné de prendre des décisions éclairées sont des pivots de la démocratie libérale, des outils essentiels de la participation citoyenne active – et le fondement des idées dominantes sur l’amélioration de la vie, comme celle d’une société ouverte.
Le « savoir » dans son sens le plus instrumental renvoie généralement aux éléments de l’apprentissage, ouvrages savants et œuvres artistiques, et leurs outils. Le mouvement pour l’accès au savoir[3], par exemple, demande une réforme de la loi sur le droit d’auteur et la promulgation de l’accès ouvert. L’accès au savoir tel qu’il existe actuellement est un cadre de référence relativement nouveau si l’on compare avec le droit à l’information, qui est exigé depuis plus longtemps. Mais il ne faut pas oublier que cette idée a toujours existé et a même été exprimée, qu’il s’agisse des espoirs ou des craintes que suscite chaque avancée technologique dérangeante, de l’imprimerie à l’internet.
Le terme le plus fréquemment mal compris des trois est sans doute celui de « l’accès ». L’interprétation commune du terme dans le sens le plus strict du dictionnaire est d’utiliser, de consommer, de pouvoir entrer ou communiquer. Mais dans le contexte de l’information et du savoir, et en particulier depuis l’arrivée de l’internet, l’accès concerne autant la production que la consommation. Le savoir n’est pas quelque chose que les pays du Nord produisent et que les pays du Sud consomment ; c’est un vaste domaine poreux qui comporte des éléments formels et d’autres qui ne sont pas encore reconnus, mais qui prennent de l’ampleur et évoluent. La lecture est une condition préalable à l’écriture ; l’accès, par analogie, implique une entrée non seulement dans le monde de la consommation du savoir, mais aussi de sa création.
Une des manifestations de cette fusion est Wikipedia, l’encyclopédie produite en collaboration en ligne. Bien évidemment, plus de gens lisent Wikipedia que n’y rédigent des articles. Pourtant, pour un nombre croissant de bénévoles dans le monde, c’est à la fois un lieu de lecture et de consommation et un lieu de révision et de production. De même, c’est l’accès à l’information qui pousse des gens partout dans le monde à intervenir dans des processus publics et à changer les lois ; sans l’information, le changement est impossible.
Concernant l’information gouvernementale, il est important d’avoir non seulement des mécanismes pour faciliter l’accès, mais aussi des mécanismes qui fonctionnent. Les événements qui ont mené à la promulgation de la Loi sur le droit à l’information en Inde offre de précieuses leçons sur ce que devrait être la portée de l’information gouvernementale, sur la mise en œuvre de mesures punitives pour garantir le bon fonctionnement du processus et, surtout, sur les façons dont les marginalisés peuvent obtenir l’espace et les moyens d’utiliser la loi à leur avantage[4]. Dans une large mesure, la longue histoire du droit à l’information en fait une question évidente, juste et urgente. Ce problème est en outre général, et tous les contextes locaux particuliers sont concernés.
En revanche, le mouvement pour l’accès au savoir se concentre sur un obstacle fondamental, celui de la propriété intellectuelle, ce que certains estiment problématique. Par exemple, si le savoir est conféré par l’éducation, l’accès n’est-il pas alors autant entravé par le manque d’enseignants compétents que par des lois restrictives sur la propriété intellectuelle ? Certes, mais il existe pourtant au moins trois bonnes raisons pour lesquelles il est stratégique de se concentrer sur ce domaine. Premièrement : l’éducation est une priorité de longue date des sociétés et des gouvernements partout dans le monde et un groupe inestimable de personnes et d’institutions y travaillent. Mais relativement peu de gens se rendent compte de l’impact de la propriété intellectuelle sur l’accès aux ressources éducatives et encore moins s’y intéressent. Deuxièmement : l’arrivée de l’internet a créé des possibilités sans précédent dans le domaine du savoir, des possibilités qui pourraient ne pas se réaliser si l’application de la propriété intellectuelle en ligne est décidée seulement par les industries du droit d’auteur. Troisièmement : le savoir est plus que l’éducation formelle, et l’internet offre des moyens illimités de le redéfinir et de le multiplier. L’application zélée de la propriété intellectuelle limite énormément les utilisations du savoir en ligne.
Une suite d’événements qui se sont déroulés en France depuis deux ans illustre clairement le genre de menaces auxquelles sont confrontés ceux qui cherchent de l’information et du savoir en ligne. En 2008, devant l’insistance de l’industrie du disque, le gouvernement français a commencé à envisager l’adoption d’une loi destinée à lutter contre le piratage en ligne. Face aux pressions croissantes de l’industrie et au soutien de Nicolas Sarkozy à cette idée, un projet de loi a été déposé. Ce texte allait être connu sous le nom d’HADOPI[5] d’après le nom de l’Agence qu’il était censé créer. La loi HADOPI suivait le principe de l’intervention progressive en trois étapes. Si un internaute était reconnu coupable de piratage, le détenteur du droit d’auteur en cause avait le droit d’avertir l’internaute par l’intermédiaire de l’HADOPI. Il n’était pas nécessaire de donner de détails sur la nature exacte de l’infraction sinon le fait qu’il y avait eu infraction. Après trois avertissements, les fournisseurs de services internet (FSI) en France devaient interdire à l’internaute de se connecter pendant une période allant jusqu’à un an.
La perspective de la loi HADOPI a soulevé un tollé. Une large coalition d’internautes, de consommateurs et leurs alliés se sont rapidement regroupés en France et ailleurs dans le monde. Pour les usagers en France, il s’agissait d’une menace immédiate et pour les autres, cela montrait à quel point leur liberté en ligne pouvait un jour être limitée. Outre la nature draconienne de la punition prévue par le projet de loi, les usagers ont été scandalisés par le fait que n’importe quel méfait – délibéré, involontaire, supposé ou même erroné – serait traité de la même façon, le bénéfice du doute étant laissé au détenteur du droit d’auteur[6].
Tout au long de 2009, le projet de loi a connu plusieurs revers, notamment un rejet total de l’Assemblée nationale. Mais ses partisans ont insisté, obtenant finalement une approbation après quelques modifications, jusqu’au 10 juin 2009, date à laquelle le Conseil constitutionnel a rejeté l’HADOPI, le jugeant inconstitutionnel car allant à l’encontre de la liberté d’expression et la présomption d’innocence.
Faire participer les fournisseurs de services internet dans les conflits de droits d’auteur privés et suspendre les privilèges des usagers pour des infractions au droit d’auteur alléguées, comme l’HADOPI voulait le faire, était une mesure sans doute extrême. Mais il existe d’autres moyens, moins visiblement radicaux, qui menacent et limitent l’accès à l’information et au savoir en ligne. Or, si certains de ces moyens semblent inoffensifs, en réalité, n’importe quelle enquête à leur sujet susciterait de fortes craintes. Parmi les nombreuses préoccupations soulevées, au moins quelques-unes méritent notre attention immédiate : (a) la gestion des droits numériques (GDN) et les mesures techniques de protection (MTP), (b) les dispositions des lois sur le droit d’auteur qui touchent l’éducation en ligne, à distance, dans une classe ou dans une bibliothèque, (c) l’absence de dispositions qui permettraient aux apprenants et usagers handicapés (en particulier les malvoyants) d’accéder à l’information et au savoir en ligne et (d) la mesure dans laquelle les usagers peuvent intégrer utilement dans leur vie les ressources en ligne protégées par droit d’auteur d’une façon qui serait jugée juste.
Une des grandes inquiétudes des secteurs du droit d’auteur entourant les documents protégés dans l’environnement en ligne est la réglementation du flux des échanges. Avant l’utilisation massive de l’internet, l’échange d’une chanson ou d’un livre était limité par la forme physique et concrète dans laquelle il était présenté. Mais avec la prolifération des documents numériques et les systèmes poste à poste, la possibilité d’échange est pratiquement illimitée. Les industries de contenus s’en effraient car cela signale la fin d’un modèle opérationnel déjà désuet et le début d’un autre. Les représailles de l’industrie ont consisté à adopter une stratégie de clôture dont les outils sont la GDN et les MTP – des logiciels qui régulent ce que l’on peut faire avec un fichier numérique, ou plutôt ce que l’on ne peut pas faire – et les instruments par lesquels ces outils sont légiférés et prolifèrent dans le monde sont un ensemble d’accords de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) connu sous le nom de Traités internet de l’OMPI[7].
La GDN ne tient pas compte des circonstances propres à chaque usager et par conséquent de ses besoins particuliers et de ses droits – par exemple, les nuances de la loi sur le droit d’auteur dans son pays de résidence. Par conséquent, peu importe que l’usager soit aveugle ou travaille pour une bibliothèque publique et que la loi nationale sur le droit d’auteur contienne des dispositions propres aux malvoyants et aux bibliothèques (par exemple, en permettant de modifier les formats sans permission et des reproductions pour la recherche). La GDN continuera de s’appliquer de la même façon à tous et supplante la loi nationale. Dans certains pays, l’utilisation équitable peut autoriser des moyens de consommation personnelle de documents protégés que la GDN retire, d’où une situation où les caprices d’une multinationale vide une loi nationale de son sens.
La GDN est un logiciel qui peut être piraté – jusqu’à un certain point. Les usagers ont donc encore la possibilité d’exercer légitimement leurs droits à l’égard de documents protégés par la GDN. Pourtant, sur le modèle de la Digital Millennium Copyright Act – l’interprétation des États-Unis des traités internet de l’OMPI – les lois de nombreux pays prévoient que ce contournement constitue une infraction au droit d’auteur. Dans certains cas, certains articles de leur propre loi sur le droit d’auteur deviennent redondants et donnent en fait une dimension inutile à certains documents protégés par droit d’auteur simplement parce qu’ils sont en ligne. Plus inquiétant, les traités internet de l’OMPI eux-mêmes ne demandent pas aux pays d’appliquer des mesures contre le contournement même lorsqu’un usager exerce un droit légitime comme l’utilisation équitable. Or bien des pays ont permis que leur loi l’implique[8], sur une suggestion persuasive bilatérale, venant souvent des États-Unis et de l’Union européenne, sans bien comprendre comment cela peut freiner le potentiel de l’internet à l’intérieur de leurs frontières.
À noter d’ailleurs que les lois sur le droit d’auteur en général – dans la plupart des pays[9] – n’en font pas assez pour l’accès au savoir. Dans la mesure où la majorité des gens apprennent non pas en ligne mais sous une forme imprimée ou orale, les lois sur le droit d’auteur dans leur application générale ont une énorme importance. Compte tenu des aspects éventuellement limitatifs de la réglementation du droit d’auteur en ligne, il faut se rappeler que de nombreux pays ne disposent pas des dispositions qui pourraient être limitées par un nouveau règlement des ressources en ligne. En fait la majorité des pays ne facilitent pas expressément l’apprentissage à distance ni ne prennent toutes les mesures voulues à l’intention des malvoyants ou pour la liberté de l’information ou même l’éducation en général[10]. Cette réalité s’explique en partie par le fait que depuis la mondialisation des droits de propriété intellectuelle, avec notamment la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1996 et l’instauration de son Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC)[11], on abandonne la protection minimum du droit d’auteur exigée par cette règle commerciale pour adopter une approche extrêmement protectionniste.
Dans la majorité des pays aujourd’hui, la loi sur le droit d’auteur va souvent plus loin que l’ADPIC, c’est-à-dire qu’elle est excessivement protectrice des intérêts des détenteurs de droit d’auteur. Cette protection favorise largement les industries du droit d’auteur aux dépens des utilisateurs des documents protégés. Dans un contexte où le droit d’auteur qui s’applique dans le monde réel est déjà déséquilibré, il est encore plus difficile de demander une interprétation équilibrée du droit d’auteur dans l’espace en ligne.
Finalement, il va sans dire que sans un engagement souverain fort à l’égard de la liberté de parole et d’information – ce qui revient à une garantie contre la censure – les gains obtenus en matière de droits d’accès seront annulés. Et malheureusement, cet engagement est loin d’être universel.
[1] Pour comprendre le droit au savoir, voir Stiglitz, J., On Liberty, the Right to Know, and Public Discourse: The Role of Transparency in Public Life, Oxford Amnesty Lecture, Oxford, R.-U., 27 janvier, 2009. siteresources.worldbank.org/NEWS/Resources/oxford-amnesty.pdf
Pour comprendre comment les pays limitent l’accès au potentiel de l’internet dans son entier, voir la liste de Reporters sans frontières des « Ennemis de l’internet » : www.rsf.org/List-of-the-13-Internet-enemies.html
[2] Naturellement, les trois mots peuvent s’entendre de façon très large. Les descriptions qui suivent ne sont qu’une tentative de préciser une définition fonctionnelle et non de fixer un sens définitif.
[3] Le mouvement pour l’accès au savoir désigne un groupe de personnes et d’institutions qui œuvrent localement ainsi que pour un possible traité international sur l’accès au savoir ; une ébauche est affichée à : www.cptech.org/a2k/a2k_treaty_may9.pdf
[4] Pour comprendre les préoccupations d’un mouvement social indien important, le Mazdoor Kisan Shakti Sangathan (MKSS), dans les années qui ont précédé la promulgation de la Loi sur le droit à l’information de l’Inde, voir Sampat, P. et Dey, N., Bare Acts and Collective Explorations, in Narula, M. et autres (éd.) Sarai Reader 05: Bare Acts, Sarai, New Delhi, 2005. www.sarai.net/publications/readers/05-bare-acts/02_preeti.pdf
[5] HADOPI: Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet.
[6] Pour un compte rendu de l’histoire de l’HADOPI, voir O’Brien, D., The Struggles of France’s Three Strikes Law, Electronic Frontier Foundation, 2008. www.eff.org/deeplinks/2008/05/struggles-frances-three-strikes-law
[7] Les traités internet de l’OMPI sont le Traité sur le droit d’auteur de l’OMPI et le Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes.
[8] Par exemple, dans une étude récente de huit pays africains, on a constaté que le Maroc, le Kenya et l’Égypte ont tous intégré des articles anti-contournement dans leurs lois. Voir le document d’information sur l’Accès au savoir pour les réunions pour le Plan d’action de l’OMPI pour le développement, avril 2009 : www.aca2k.org/attachments/180_ACA2K%20Briefing%20Paper1_WIPODevtAgenda-…
[9] Parmi plusieurs études de pays, de rapports régionaux et internationaux, une enquête récente confirme ce résultat, le rapport de Consumers International IP Watch List de 2009 dans lequel il est dit concernant l’accès au savoir, qu’ “aucun pays ne prend réellement en compte les besoins des consommateurs.” Voir : a2knetwork.org/sites/default/files/ip-watchlist09.pdf
[10] Ibid.
[11] Les ADPIC sont actuellement la principale règle commerciale internationale qui régit l’application souveraine de la propriété intellectuelle; pour lire le texte des ADPIC, voir: www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/trips_f.htm